De l’art de l’utopie

Sept sélections parmi des trouvailles des chercheurs évoqués ci-après

Un projet utopique est important non parce qu’il est parfait mais parce qu’il rend visibles des désirs et des possibles refoulés par la société dominante. Ruth Levitas

Dans un habitat participatif, les conflits sont fréquents autour de la participation et du pouvoir. Graham Meltzer

Il y a des tensions entre idéaux radicaux et pratiques réelles. Lucy Sargisson

Tension entre idéaux utopiques et contraintes financières/légales. Danani, Arbell et col.
Exemple : Ideal de transparence et loi sur les sociétés.

Montrer concrètement ce que pourrait être la non-domination. Judith Suissa

L’utopie comme antidote au découragement politique. Darren Webb

L’utopie est un laboratoire vivant, un prototypes du possible, pas un plan définitif. Ruth Levitas

1. Théorie transversale de l’utopie : comment étudier les utopies réelles

Ruth Levitas (sociologie / études utopiques)

Ouvrage clé : Utopia as Method: The Imaginary Reconstitution of Society.

Ce qu’elle fait

  • L’utopie n’est pas seulement un plan idéal, mais une méthode pour penser des futurs alternatifs.
  • Trois dimensions :
    • Archéologique : ce que les désirs et peurs d’une société révèlent d’elle-même.
    • Ontologique : quel type d’humain et de relations on imagine.
    • Architecturale : comment on pourrait redessiner les institutions.
  • Les communautés intentionnelles, écoles alternatives, habitats participatifs sont des pratiques préfiguratives : des micro-expériences d’un autre monde possible.

Conclusion principale :
Ces projets sont importants non parce qu’ils sont parfaits, mais parce qu’ils rendent visibles des désirs et des possibles refoulés par la société dominante. L’utopie devient un outil critique et imaginaire.


2. L’habitat groupé et les communautés intentionnelles

Graham Meltzer

Travaux : thèse de doctorat “Cohousing: Towards Social and Environmental Sustainability” et livre Sustainable Community: Learning from the Cohousing Model.

Résultats

  • Socialement : renforce l’entraide, la convivialité, la participation (repas partagés, entraide, réunions).
  • Écologiquement : logements plus petits, mutualisation des ressources et des véhicules → réduction des consommations.
  • Mais : conflits fréquents autour de la participation et du pouvoir ; profil social homogène (blancs, diplômés, classes moyennes).
    → Modèle prometteur mais fragile : bénéfique socialement et écologiquement, à condition d’un engagement fort.

Lucy Sargisson (études utopiques, habitat groupé)

Articles : “Second-Wave Cohousing: A Modern Utopia?”, “Cohousing: A Utopian Property Alternative?”

Résultats

  • Première vague (Europe) : plus radicale, féministe, communautaire.
  • Seconde vague (surtout Amérique du Nord) :
    • Plus compatible avec le marché, intégrée dans la propriété privée et le crédit.
    • Souvent propriétaire-occupant, individualisée, classe moyenne.
  • L’habitat groupé est une “utopie du quotidien” :
    • Il ne renverse pas le capitalisme,
    • Mais réaménage l’espace, la propriété et la vie quotidienne pour favoriser la solidarité et la participation.
  • Tension entre idéaux radicaux et pratiques réelles.

Bella Marckmann, Kirsten Gram-Hanssen, Toke Haunstrup Christensen

Étude : “Sustainable Living and Co-Housing: Evidence from a Case Study of Eco-Villages.”

Résultats

  • Permet :
    • Logements plus compacts, infrastructures partagées (buanderie, outils, voitures).
    • Adoption facilitée de technologies écoénergétiques.
  • Mais : résultats écologiques dépendent des pratiques quotidiennes et du design.
  • Avertissement : effet de “halo vert” – vivre dans un écoquartier ne garantit pas une empreinte faible.

Recherches récentes : le “cohousing” comme semence d’utopie

Carla Danani et coll. (Utopian Studies Society Europe, 2025) – “Cohousing: seeds for utopia?”
Yasmin Arbell et coll. – sur le logement participatif anglais et la question de l’accessibilité financière.

Résultats

  • Vieillissement : habitat groupé perçu comme réponse à la dignité, au soin, à la solidarité intergénérationnelle.
  • Thèmes clés :
    • Justice intergénérationnelle, partage des coûts et du care.
    • Lutte contre l’isolement.
    • Tension entre idéaux utopiques et contraintes financières/légales.

3. Écoles utopiques, éducation alternative et démocratie scolaire

Ces projets cherchent à incarner une autre société à petite échelle : autogestion, égalité, coopération.

Judith Suissa (philosophie de l’éducation, anarchisme & éducation)

Ouvrage : Anarchism and Education.

Ce qu’elle étudie

  • Les écoles libertaires et anarchistes (Summerhill, free schools, etc.).
  • Éducation fondée sur liberté, égalité, non-domination et coopération volontaire.

Résultats / arguments

  • Les enfants peuvent participer réellement à la gouvernance.
  • L’autorité peut être partagée plutôt que hiérarchique.
  • Mais ces écoles sont contraintes par :
    • Le système étatique (examens, accréditation).
    • Le capital culturel et financier (elles restent élitistes).
      → Valeur principale : montrer concrètement ce que pourrait être la non-domination.

Michael Fielding & Peter Moss (éducation radicale et école commune)

Ouvrage : Radical Education and the Common School.

Résultats / arguments

  • L’école devrait être une institution du commun, non un marché compétitif.
  • S’appuient sur des exemples historiques (Alex Bloom) :
    • Coopération, coresponsabilité, démocratie quotidienne.
    • Relation enseignant–élève réciproque.
      → L’utopie sert ici à réformer l’école publique, pas à créer des enclaves privées.

Darren Webb (utopie & éducation)

Articles : “Utopia as Method in Education”, “Transformative Hope and Utopian Possibility.”

Idées principales

  • Applique la méthode de Levitas à l’école.
  • Les mouvements pédagogiques critiques (“Rethinking Schools”) sont des utopies en acte.
  • Défend l’idée d’espoir transformateur : l’utopie comme antidote au découragement politique.

Travaux ethnographiques sur les écoles démocratiques

Ex. : ethnographie de G. Motherway sur une école autogérée.

Résultats typiques

  • Ces écoles favorisent la voix des élèves, la responsabilité collective, et des compétences de gestion des conflits.
  • Mais elles dépendent :
    • D’un fort engagement adulte,
    • De petites tailles et financements précaires → fragilité structurelle.

4. Points d’accord entre chercheurs

  1. Les utopies réelles sont désordonnées.
    • Elles échouent souvent à atteindre leurs idéaux, mais ces échecs révèlent les contraintes du changement social.
  2. L’espace et les institutions comptent.
    • Transformer les espaces (cuisine partagée, assemblée scolaire, cour commune) change les relations sociales.
  3. Elles reproduisent parfois des inégalités.
    • Profil dominant : classe moyenne, éduquée, blanche.
    • Ces initiatives atténuent plus qu’elles abolissent les inégalités.
  4. Elles valent comme expérimentations, pas comme modèles parfaits.
    • Suivant Levitas : ce sont des laboratoires vivants, des prototypes du possible, pas des plans définitifs.

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